| Mike Davis (76 ans) est décédé en octobre dernier ; il était un auteur américain renommé, un théoricien urbain, un historien et un activiste politique et socialiste. Il a écrit pour de nombreux magazines connus, y compris pour le magazine en ligne américain TomDispatch dirigé par Tom Engelhardt. En 2004, il y a rédigé un brillant dialogue, sous la forme d’une interview fictive, qui a été republié en sa mémoire à la fin de l’année dernière. (* https://tomdispatch.com/the-white-house-rodeo/). Le magazine en ligne allemand TELEPOLIS l’a rappelé le 1er janvier 2023. (* https://www.heise.de/tp/features/Mike-Davis-Die-Verleugnung-der-vier-Reiter-der-Apokalypse-7398288.html). D’après ce texte, le suivant a été raconté avec une grande liberté poétique. |
Tout au début de cette année 2023, quatre cavaliers maigres vêtus de linceuls noirs descendaient au galop Av. des Champs-Élysées. Comme personne ne s’est plaint ou n’a même remarqué leur présence, ils ont laissé leurs montures affamées paître sur une pelouse pas loin de la rue de l’Élysée. Depuis, ils y sont restés et menacent de ne jamais repartir.
Voici l’interview exclusive qu’ils ont accordée à notre correspondant :
« Premier cavalier, veuillez donner votre nom pour nos lecteurs ».
« Mon nom est « Pétrole » et mon prix est de 86 dollars le baril, voire plus ».
« Bien, et d’où venez-vous ? »
« Hubbert’s Peak ». (« hubbert peak » désigne le pic d’un taux de production pour une matière première, le traducteur).
« C’est dans le Colorado aux états-unis ? »
Pas de réponse.
« Vous êtes à Paris pour affaires ou pour le plaisir ? »
« Les deux, en fait. Pendant que je mène l’économie américaine et européenne à la ruine, j’espère en même temps faire le bonheur d’une poignée d’énormes entreprises énergétiques ».
« Eh bien, c’est une chose très populaire même dans notre ville, alors s’il vous plaît, profitez de votre séjour.
Deuxième cavalier, quel est votre nom ? »
« Mon nom est « l’Armement incontrôlé », fils de WOT et destructeur de mondes ».
« Wot ? »
« La « guerre contre la terreur », en abrégé Wot (war on terror). Seuls les plus forts et les plus nucléarisés survivront, comme le disait déjà Bush ».
« Je vois, vous êtes un voyageur de commerce. Avez-vous visité des endroits exotiques récemment ? »
« Principalement des villes ukrainiennes, avec quelques nuitées à la Syrie, la Turquie, Téhéran et Pyongyang. Mais pour l’année prochaine, j’ai un programme de voyage bien rempli ».
« Amusez-vous bien avec vos points de fidélité. Et maintenant, pour le numéro trois, si je peux vous interrompre un instant ? »
« Pas de problème. Je m’appelle « Chaos global ». Je viens de trier des photos de vacances. Jetez un coup d’œil ».
« Merci. Hmm, beaucoup de National Geographic ».
« Oui, j’adore le plein air. Voici un glacier en train de fondre en Alaska. Ici, c’est une inondation au Bangladesh. Oh, un de mes sujets préférés : la sécheresse historique dans le monde entiers ».
« Hein, c’est quoi ces objets blancs ? »
« Vous voulez dire les os ? »
« Des os ? Je devrais peut-être continuer à avancer et rencontrer le Cavalier 4 ».
« Je suis le cavalier pâle et mon nom est « Fléaux » ».
« Je parie que ton prénom est Peste bubonique ou grippe aviaire ? »
« Non, c’est mes cousins. Je suis la pandémie de covid ».
« Je suis désolé, bien sûr que je vous connais ».
« L’Organisation mondiale de la santé dit que je suis une menace sans précédent pour l’humanité. Le monde n’était pas du tout préparé à mon arrivée ».
« Eh bien, c’est une sacrée fiche de renseignements ».
« Oui, et mon grand-père a tué cent millions de personnes en 1918/19 ».
« Sans blague ? Eh bien, merci pour cette conversation. Je me demande si je peux poser quelques questions à tout le groupe. Premièrement : votre troupe, votre bande ou quoi que ce soit, a-t-elle un agent ou un porte-parole ? »
« Oui, Saint Jean ».
« OK, et a-t-il organisé votre campagne de relations publiques à Paris ? Vous avez eu beaucoup de couverture médiatique pendant les dernières mois ? Vous savez, FRANCE24, AFP, Le Monde, Figaro, BFMTV, etc. – émission du Magazine d’actualité ? »
« Oh non », rit Chaos, « personne ne nous a interviewés ».
« Allez, quatre grands types en noir sur des chevaux, ici devant l’Élysée en pleine politique au quotidien brûlant ».
« Non, franchement », intervint Commerce d’armes incontrôlé, « ils nient simplement notre présence ».
« Et qu’en est-il de l’autre côté, le parti d’opposition ? Ils vous ont certainement contacté pour obtenir une histoire puissante. Je veux parler du crottin de cheval sur la pelouse de l’Élysée, sans parler de … Hé, êtes-vous au moins des citoyens ? Avez-vous des papiers ? »
« Je peux vous assurer », a insisté Commerce d’armes incontrôlé, « que tout cela n’a aucune importance. Personne ne veut admettre que nous sommes ici ».
« Mais pourquoi ? »
Fléaux prit la parole. « Le déni de l’apocalypse. Toute votre société souffre d’un déni aigu de l’apocalypse ».
« C’est absurde, nous avons peur de toutes sortes de choses de nos jours. Nous tremblons rien qu’à l’idée de trouver de l’anthrax dans notre courrier, du plutonium dans le métro ou du plastique dans les poissons et de l’empoisonnement à la viande dans nos Big Mac. Nous avons régulièrement des alertes orange ».
Fléaux s’interrompit. « Non, c’est justement ça. Vous avez tellement peur des ombres que vos dirigeants projettent sur les murs que vous ne pouvez pas voir que nous sommes ici, juste devant votre porte ».
« Hmm, je suppose donc que ce qui vous arrive est réel ? »
« Crois-le ».
« Et quel est votre plan d’affaires ? »
Chaos se racla la gorge. « Depuis des générations, les 40% les plus aisés de votre population vivent dans une extraordinaire bulle de privilèges ».
« En plus de l’énorme sécurité de la richesse et du statut », a repris le Commerce d’armes incontrôlé, « votre classe aisée est protégée des vents amers de l’histoire ».
« Nous sommes les vents amers », ajouta Fléaux.
« Et nous allons faire éclater votre bulle », promit Pétrole .
Un cheval pâle hennit.
« Malheureusement, mon enregistreur est plein. J’ai bien peur que nous devions mettre fin à l’interview avec ça ».
« Pas de problème », sourit Pétrole. « Vous êtes les bienvenus pour revenir nous voir. Nous n’irons nulle part ».
